Une transition liquide-gaz à une dimension : vous avez dit impossible ?

La transition de phase liquide-gaz, bien connue dans les fluides ordinaires et dans notre vie quotidienne, s’est récemment invitée dans la physique des atomes froids. En effet, il a été trouvé par l’équipe de Werner Krauth au LPS de l’ENS, dans des simulations de Monte-Carlo quantique, qu’un gaz de bosons en interaction attractive maximale, c’est-à-dire à la limite unitaire, présente une telle transition. Mais les tentatives de réalisation expérimentale avec des atomes froids sur une résonance de Feshbach, dans l’équipe de Christophe Salomon au LKB, se heurtent pour l’instant à de trop fortes pertes d’atomes, dues aux collisions à trois corps.

Une idée radicale pour éliminer ces pertes est de rendre le gaz unidimensionnel, par piégeage laser dans un guide d’ondes de matière. On peut alors rendre les interactions attractives à une dimension grâce à une résonance de Feshbach, sans induire de fortes pertes ; ceci avait d’ailleurs conduit en 2002 à l’observation, dans une situation totalement hors d’équilibre thermodynamique, d’un état lié à N corps, toujours dans l’équipe de Christophe Salomon. Cet état lié à N corps, équivalent quantique du soliton brillant de l’équation de Schrödinger non linéaire à une dimension, correspond somme toute à une phase liquide ! Mais que doit-il se passer à l’équilibre thermodynamique dans une boîte ? Il est bien connu qu’il ne peut y avoir de transition de phase du premier ordre à une dimension (voir par exemple Imry et Scalapino, 1974), en vertu d’un argument célèbre dû à Lev Landau.

La solution analytique du problème à N bosons en dimension un, avec des interactions en δ de Dirac attractives, reste dans une boîte un problème redoutable, malgré l’intégrabilité du système par ansatz de Bethe. Cependant, à partir de la solution que nous avions obtenue en 1997 dans l’espace libre, nous sommes parvenus à construire un modèle simplifié sur des bases microscopiques, dans le cas limite où la longueur de la boîte est bien plus grande que le diamètre d’un dimère et où le système est fortement non dégénéré. L’exploration numérique de ce modèle suggère la présence d’une transition du premier ordre entre une phase gazeuse presque monoatomique et une phase presque entièrement liquide (l’état lié à N corps y est faiblement dissocié), voir la figure. À la limite thermodynamique, nous avons montré analytiquement qu’il y a bien une transition liquide-gaz, même après inclusion de fragmentations arbitraires de la phase liquide ou d’agrégations arbitraires des atomes en n-mères dans la phase gazeuse, et nous prédisons une largeur en température de la transition en O(1/N). Ceci ouvre la voie à une réalisation expérimentale avec des atomes froids, ce qui serait une première.

En réalité, une transition liquide-gaz dans notre système n’était pas réellement exclue par l’argument de Landau, car l’une de ses hypothèses cruciales, celle de l’extensivité de la phase liquide, n’est ici pas vérifée, l’énergie du N-mère fondamental croissant plus vite que le nombre de particules N. Il suffisait d’y penser !

Figure :
Energie libre et taux moyen de
              fragmentation

(a) Le changement de pente de l’énergie libre F que l’on constate en fonction de la température T pour un système unidimensionnel de N = 100 bosons en interaction attractive suggère une chaleur latente de changement d’état donc une transition du premier ordre. (b) La variation rapide du taux de fragmentation (d’une valeur proche de 1/N à une valeur proche de un) suggère une transition liquide-gaz. Le taux de fragmentation est ici le nombre de fragments (atomes, dimères, ..., N-mère) rapporté au nombre N de particules, et EF=kBTF l’énergie de Fermi d’un gaz fictif de N fermions de même masse que les bosons. La longueur de la boîte vaut 100 fois le diamètre de l’état dimère.

Publication : « Une transition liquide-gaz pour des bosons en interaction attractive à une dimension », Christopher Herzog (YITP, Stony Brook, USA), Maxim Olshanii (UMB, Boston, USA), Yvan Castin (LKB-ENS), Comptes rendus Physique 15, 285 (2014) et HAL